Univers des Arts

En finir avec le culte de la rupture

par Thibaud Josset

L’humain est un animal tenu par une vision chronologique de son existence. Peu importe le degré d’immersion dans le présent qu’il peut développer, par nécessité ou par conviction, il demeure un réservoir à informations passées et une machine à anticiper le futur. Dans une chronologie, ainsi qu’on a instinctivement tendance à l’envisager, il y a du logique, de la continuité, et il y a de l’imprévisible, des césures. De manière terre à terre, on considère qu’une césure est indiquée par l’apparition de quelque chose de nouveau, une donnée, un fait, un objet ayant un impact durable sur le réel. L’idée de « nouveauté », avec toutes les interrogations qu’elle transporte dans le domaine philosophique, se trouve intimement liée à celle de création et, dans nos sociétés contemporaines, « faire quelque chose de nouveau » est devenu un quasi-synonyme du verbe « créer ». De manière générale, dans une société qui prône la distinction de soi par l’accomplissement d’une création individuelle, la nouveauté fait figure de Graal d’une existence ou d’une carrière. Dans le flot des néologismes apparus pour exprimer cette idée, les termes antiques côtoient les barbarismes à la mode, la disruption des Grecs accompagnant le « rupturisme » du marketing politique et économique. Ces mots qui semblent étrangement désuets, renvoient en fait à des préoccupations anciennes. Le XVIe siècle parlait de « nouvelletés » pour désigner avec défiance ce qui pouvait transformer l’ordre habituel des choses, la fin de l’Ancien régime était friande des grandes inventions, le XIXe siècle plaçait sa foi dans la réalisation du progrès et notre monde globalisé ne jure que par l’innovation… le glissement qu’il convient de remarquer ici est la transformation d’une idée abstraite, se tenant indépendamment de la volonté humaine d’abord, à un objectif collectif durable, mêlant aspirations humaines et providence de l’histoire, puis à un aboutissement enfanté par l’individu seul détenant la clef du futur, sans que la finalité en soit par ailleurs bien claire. Penser chronologiquement ne revient plus à penser la continuité, ne serait-ce que comme liant, mais uniquement à considérer l’occurrence de ruptures ponctuelles, destinées par essence à être supplantées par d’autres ruptures ponctuelles. Le cours du temps n’est plus considéré qu’à travers le changement, ce qu’Aristote n’aurait certes pas dédaigné, mais désormais avec une injonction à agir pour provoquer ce changement. Ne pas produire de changement, c’est ne pas exister. Voilà ce qu’est le culte de la rupture. Appliqué à la création artistique, symbole du triomphe individuel par excellence, il met en avant la capacité de l’artiste à « inventer » quelque chose, techniquement ou conceptuellement. C’est une vision glorieuse du créateur qui apporte la nouveauté, encapsulée dans une œuvre offrant le futur au public tel Prométhée le feu aux hommes. L’énorme problème de cette vision de la création artistique est qu’elle est en fait très réductrice et qu’elle tend à monopoliser l’attention des artistes au détriment de l’inspiration vraie. Ceux-ci se trouvent souvent plus préoccupés par la perspective de débusquer l’idée nouvelle plutôt que par l’expression directe de leurs idées propres, qui ne s’enracinent que dans leur personne et non dans leur environnement. Car pour trouver l’élément de rupture qui se démarquerait en tant que tel aux yeux d’autrui, les créateurs sont poussés à raisonner en s’ancrant davantage dans leur époque et moins en eux-mêmes. Chercher à produire de la rupture, c’est-à-dire à s’affranchir de son temps pour le dépasser, amène paradoxalement à réfléchir en se plaçant dans une temporalité toute-puissante. Le drame en est que le désir de futur renforce le poids du présent. Bien souvent, ce n’est qu’une image déformée de ce temps présent que le créateur identifie avec méprise comme une vision du futur qu’il recherche. La rupture tant espérée pour son caractère extraordinaire se révèle alors d’une désespérante banalité. Les jeunes créateurs doivent en avoir conscience : le meilleur moyen de se retrouver prisonnier de son temps, c’est de vouloir y échapper. La vraie rupture se trouve quand on ne la cherche pas : pour rendre service à l’Art et se donner une chance de donner naissance un jour à une véritable nouveauté, la première chose à faire est d’en finir avec le rupturisme. La crise du contenu que traverse actuellement notre civilisation de l’image et du récit, se résorberait alors naturellement, sans effort, simplement en rappelant qu’on n’accède à la véritable création que par un esprit libre, indifférent à son temps, en bref ne cherchant pas à créer du nouveau, mais à créer tout court.