Univers des Arts

Conversation avec Mark Tennant

Galerie Barsacq

Représenté à Paris par la très qualitative galerie Barsacq, Mark Tennant fait l’objet ce printemps de deux expositions majeures de part et d’autre de l’Atlantique, au Musée européen d’art moderne de Barcelone et dans la galerie Georges Bergès de New York. Son passage à Paris l’automne dernier fut l’occasion d’une conversation enrichissante. De ces moments rares où découvrir l’homme renforce la découverte de l’œuvre.  

Mark Tennant est au réalisme pictural ce qu’un prêtre est à son église : un intercesseur de vérité. Non pas qu’il faille le prendre comme un chef de file, mais disons que discuter avec lui donne d’emblée la sensation inhabituelle dans nos milieux artistiques, d’avoir accès à un point de vue qui, dans son particularisme, touche bien à un fait universel, naturel, qui se transmet comme une évidence. Une belle exposition lui avait été consacrée à l’automne dernier par la galerie Barsacq, établie à Paris dans le Village Suisse. Cette galerie avait déjà su retenir notre attention grâce à sa programmation pertinente, tout à fait dans un air du temps salutaire que l’on peine à voir vraiment s’implanter en France. Si les nouvelles figurations réalistes post-contemporaines sont plébiscitées à l’international, force est de constater que l’Hexagone ne leur offre pas encore la place qui leur revient. La fondatrice de la galerie Barsacq, Sylvie Vincent, qui est avant tout une collectionneuse, a fait le choix de porter cette tendance et c’est justice de lui en reconnaître le courage et la clairvoyance. Parmi les artistes qu’elle représente, Mark Tennant doit être le plus emblématique. Ayant derrière lui une longue carrière de peintre et d’enseignant, cet élégant new-yorkais de soixante-treize ans transporte avec lui un peu de sa ville, non celle physique qui a tant changé au cours des dernières décennies, mais celle qui vit en esprit, immuable, dans la grande fresque de la culture mondiale.

Washington Square, Huile sur toile, 102 x 127 cm

Washington Square, Huile sur toile, 102 x 127 cm

Univers des arts : Que signifie pour vous parler d’art ?

Mark Tennant : J’aime l’art. C’est toute ma vie. Alors j’aime trouver des gens qui aiment l’art et sont capables d’en parler comme moi, avec le cœur. Et même si créer peut être une voie solitaire, l’échange est essentiel pour faire mûrir les idées.

UDA : A l’origine, comment et pourquoi vous êtes-vous tourné vers la peinture ?

M.T. : J’ai toujours pratiqué les arts visuels. J’ai grandi au sein d’une famille éduquée qui n’était cependant pas centrée sur l’art. On m’a transmis une culture historique mais pas spécifiquement artistique. Mon entrée au College fut une grande césure : c’est vraiment grâce aux études d’art que je me suis trouvé.

UDA : Quel est l’apport de votre parcours d’étudiant ?

M.T. : A mon sens, lier études historiques, – c’est-à-dire une approche scientifique des choses –, aux études artistiques est essentiel. En tant qu’étudiant, j’ai vécu les années 1960 qui furent très libérales et stimulantes. Je garde un excellent souvenir de mes années au Maryland Institute College of Art, un établissement fondé à Baltimore en 1835. Les professeurs y avaient une réflexion de fond dans le contexte de l’apparition du conceptualisme. Aujourd’hui, cette école connaît de grandes difficultés et c’est vraiment dommage. J’ai ensuite étudié à la New York Academy of Art, à l’enseignement très intense.

UDA : En tant qu’enseignant, qu’auriez-vous à ajouter à l’apprentissage que vous avez reçu à l’époque ?

M.T. : J’aurais sans doute intensifié les aspects historiques de l’apprentissage. En tant que professeur, je pense que le meilleur moyen d’enseigner est de démontrer. J’entends par là revenir aux basiques du dessin, des proportions, des perspectives, de la construction… et de bien insister sur les aspects historiques de cet apprentissage et des styles qui l’ont accompagné. Aussi, je pense que donner des devoirs ambitieux pour que les étudiants puissent se composer un vrai portfolio est important.

UDA : Quel est votre regard sur l’ambiance générale des écoles d’art d’aujourd’hui ?

M.T. : De manière générale, je dois dire que je regrette l’évolution récente du système scolaire et des études supérieures aux Etats-Unis. Dans le domaine artistique, ce qui me frappe, ce sont les dommages produits par les tensions opposant classicisme et conceptualisme. Diviser entrave l’échange, donc l’évolution. Il faudrait toujours commencer par apprendre les bases figuratives et ensuite évoluer vers ce qui nous parle. Sauter cette étape structurante mène souvent à la perdition des deux voies.

UDA : Quel conseil donneriez-vous à un étudiant en art ?

M.T. : Il faut savoir faire des sacrifices. La période des études est fondatrice alors autant l’exploiter au maximum, même dans un sens qui ne nous plaît pas ou ne nous intéresse pas, car c’est le meilleur moyen de savoir se situer ensuite et trouver confiance en soi.

UDA : Que pensez-vous de ce retour de la figuration qui se fait sentir depuis quelques années ?

M.T. : Cela m’enthousiasme de voir que la figuration anime à nouveau de jeunes artistes du monde entier. Son orientation actuelle, la démarche représentative libre, est très stimulante. Robert Frost a dit : « Je ferais tout aussi bien d’écrire en vers libres que de jouer au tennis avec le filet baissé ». Ce qui est important ici, c’est d’avoir la volonté de jouer au tennnis. Ce qui est important ici ce n’est pas qu’on peut se passer du filet : c’est qu’on ne cesse pas de jouer au tennis. Une totale liberté dans un champ d’expression fermement appuyé sur le réel, sur des phénomènes physiques et sur une certaine rigueur dans l’approche de la matière, du support, de la technique ; le vrai champ des possibles est là. Ce mélange est d’une modernité totale.

UDA : Quelle place donnez-vous à la vie quotidienne, à votre vie d’homme ancré dans le réel ?

M.T. : Il est important de garder les yeux grands ouverts et d’absorber tout ce qui se passe autour de soi et d’apprendre à trouver ce qui est significatif. Ensuite, je réfléchis à la façon dont je peux lui donner vie par la peinture. Il faut être dans la vie pour pouvoir toucher le système nerveux du public à travers sa création. Le but est d’arriver à une forme finale qui soit directe. Par ailleurs, les grands enjeux de notre temps se trouvent cristallisés dans les images. Elles sont omniprésentes autour de nous et sont de toute nature. C’est une énorme chance qui nous permet de penser la peinture autrement. D’où certainement ce retour de la figuration chez les jeunes artistes. De la vient aussi, je crois, l’attachement contemporain au mouvement impressionniste : cette volonté de montrer le monde moderne comme puits infini d’émotions, cette façon d’être amoureux du réel sans lui inféoder son œuvre, touche à quelque chose d’essentiel.

UDA : En tant que professeur et en tant qu’artiste, vous êtes connu pour votre attachement à la technique. Comment définissez-vous son importance ?

M.T. : Contrairement à ce qu’un certain enseignement contemporain a diffusé, la technique n’est pas subsidiaire. C’est le premier rapport que l’on a avec la peinture, une interface tant intellectuelle que corporelle avec la création, et on ne peut pas la réduire à un simple dualisme support-idée ou matériel-pensée. C’est plus profond que ça et on ne peut pas laisser les choses au hasard. En fait, on peut voir la technique comme une façon d’être soi correctement. Il faut savoir faire et cela est plus fondateur et signifiant que tous les discours exégétiques sur l’art. Ceci dit, il faut bien garder à l’esprit que les erreurs ne sont pas graves si on a la volonté d’évoluer sincèrement. Je pense à ces vers de Dylan Thomas : Few understand the works of Cummings, And few James Joyce’s mental slummings, And few young Auden’s coded chatter; But then it is the few that matter.” Il faut bien penser qu’il y aura toujours des gens pour voir si ce qu’on leur propose n’est pas vrai, si on fait semblant. Et pour ne pas faire semblant, il faut démarrer avec ce rapport physique à la création, au niveau sensitif, charnel, et ne pas tricher.

Crutch 2, Huile sur toile, 152 x 122 cm

Crutch 2, Huile sur toile, 152 x 122 cm

Ballet Academy, Huile sur toile, 152 x 183 cm

Ballet Academy, Huile sur toile, 152 x 183 cm

UDA: Enfin, croyez-vous en un rôle politique et social de l’artiste ?

M.T. : Chacun est dans le monde et ne peut l’ignorer. Ce serait contre-productif de se détourner du monde tel qu’il est. Et à partir du moment où on y est, il faut savoir prendre ses responsabilités. Oui, l’artiste a le droit de commenter le monde tel qu’il est, de s’engager s’il le souhaite. Mais en ce qui me concerne, je ne sacrifierai jamais l’essence de ma peinture pour un agissement sur le monde.

UDA : Pour finir, par jeu, voici un petit questionnaire de Proust :

Votre couleur préférée ? Le bleu. Votre matière préférée ? La chair. Le meilleur moment de la journée ? Le petit-déjeuner. Votre œuvre préférée de l’histoire des arts ? La Fille au chapeau rouge de Vermeer. Votre musique préférée ? Rhapsody in Blue de George Gershwin ; ce morceau a été joué un soir et le lendemain New York avait changé. Votre livre de chevet ? The Great Gatsby de Fitzgerald. Une période et un lieu où vous auriez aimé vivre ? Paris sous le Second empire. Un artiste que vous auriez aimé rencontrer ? Frans Hals : La Bohémienne, conservée à Paris, a rendu son époque vivante et accessible à un jeune américain de 18 ans. Je suis fasciné par la peinture de cet artiste. Et puis, Van Gogh est une conscience à laquelle je m’adresse intérieurement parfois : « Suis-je sur la bonne voie ? » Un autre métier si vous n’aviez pas été peintre ? Aucun. Peut-être poète car jeune j’étais obsédé par les poètes classiques. Une devise ? « Montre-moi, ne m’explique pas. Si tu me montres tu n’auras pas besoin de m’expliquer. » Un prêtre catholique m’a dit cela un jour. Enfin, un conseil à donner à un jeune artiste ? Allez dans les musées comme si vous alliez à l’église : régulièrement et avec naturel.

Propos recueillis par Thibaud Josset en décembre 2023

Barra de Ferro, 5
08003 Barcelona
www.meam.es

Du 11 avril au 9 mai 2024
Exposition personnelle
Georges Bergès Gallery
462 West Broadway
New York, New York 10012
www.bergesgallery.com

Représenté à Paris par
Galerie Barsacq
34-35, Place de Berne
Village Suisse
78, Avenue de Suffren
75015 Paris
www.galeriebarsacq.com 

Plus d’informations sur :
www.marktennantart.com