Editorial #217
Entre constance et variation
par Thibaud Josset
Il y a tout juste trente ans à l’automne 1994 paraissait le premier numéro d’Univers des arts. Ses fondateurs souhaitaient dépasser les querelles animant le monde de l’art, avec ses chapelles conflictuelles, et fournir une tribune à des artistes cherchant à digérer pour de bon les enjeux de la création contemporaine. L’objectif était d’aider l’art à se libérer de ses interrogations subsidiaires et l’espoir, de voir émerger une culture artistique renouvelée, apaisée, assainie tant que possible de ses agitations passagères. Les lecteurs savent que cette boussole n’a jamais quitté nos pages. Il convient après trente années de s’interroger sur la nature profonde de cet engagement, sur ce qu’il implique sur le plan purement créatif. La vision de l’art ainsi portée, fondamentalement ouverte, repose sur l’idée qu’il existe une essence de la création, commune à tous les artistes quel que soit leur medium, leur style et leur mode d’expression. Sorte de principe théosophique appliquée non aux religions et spiritualités, mais à l’action humaine de produire de l’art sous toutes ses formes, à travers les lieux, les époques et les individualités. Vaste programme que de justifier rationnellement une telle posture. Les historiens de l’art, des représentations et des mentalités savent à quel point les systèmes de pensée sont variables ; les tentatives d’essentialisation des activités humaines, même les plus universelles, se heurtent en pratique à de sérieuses limites. Même en laissant de côté la création à l’échelle de l’humanité, la question se pose avec autant d’intensité à propos de l’individu. En répétant un geste créatif tout au long de sa vie, quel qu’il soit et quel qu’en soit le résultat, un artiste agit-il vraiment dans un mode constant ? Une production artistique appréhendée dans le temps long d’une existence humaine, relève-t-elle de la permanence ou au contraire de la transformation ? Ce qui prime est-il de l’ordre de la continuité dans l’action de créer, ou de l’occurrence ponctuelle et incomparable de moments créatifs détachés les uns des autres ? Cette réflexion peut sembler abstraite en comparaison du caractère concret du travail de l’artiste, qui par définition fabrique toujours quelque chose d’unique à partir de ses moyens et de ses motivations. Mais un art qui ne se renouvellerait jamais serait-il encore de l’art ? Et une œuvre dans laquelle on ne reconnaitrait pas la présence inaltérable de l’artiste serait-elle vraiment une œuvre au sens où l’entend notre monde contemporain, féru de griffes et de signatures ? Pour ces raisons, méfions-nous des jugements qui dévaloriseraient une production jugée trop répétitive ou au contraire dans laquelle on noterait des évolutions trop radicales ne permettant pas d’en suivre le fil rouge. Quoi qu’en disent les observateurs, l’artiste a un droit inaliénable à l’invariabilité comme à l’inconstance.