par Thibaud Josset
Découvrir un artiste pour la première fois, son lieu de vie, son atelier, ses habitudes, est comme découvrir une nouvelle région qu’on n’aurait jamais eu l’occasion d’explorer par ses propres moyens. On peut avoir beau la connaître à travers des images et des récits ayant pris leur place dans notre imaginaire, on ne connaît pas réellement une contrée tant qu’on n’en a pas foulé le sol et respiré l’atmosphère.
En recevant l’invitation que me fit Mitro de venir le rencontrer en personne dans son atelier situé dans la campagne des environs de Giverny, je songeai à cette route qui mène de Paris au-delà de Mantes, aux confins de l’Île-de-France et de la belle Normandie. L’un de mes aïeux en fut issu et l’évocation de ce coin de pays a aussi loin que je m’en souvienne, toujours éveillé en moi un étrange sentiment mêlé d’éloignement et d’enracinement. Cette route – et la ligne de chemin de fer qui l’accompagne – bien connue des Parisiens pour les mener depuis le Second empire jusqu’aux villes balnéaires de la côte normande, est une route de départ, de voyage, de mise en retrait de la société parisienne hyperactive. En l’empruntant, on peut presque dire qu’on change d’époque en même temps qu’on change de paysage. Non pas en vertu de la simple césure ville-campagne qui n’a en réalité pas grand sens dans le monde connecté d’aujourd’hui, mais parce que descendre le cours de la Seine en direction de l’océan, c’est cheminer vers l’immensité immuable en laquelle toute chose reconnaît son origine et sa finalité.
Cette route prisée de la bourgeoisie de Paris qui y part respirer les week-ends a, au terme de cent-cinquante ans d’utilisation, été érigée en un bien de consommation suprême, étendard de la réussite sociale lorsqu’elle vous apporte ce qui se fait de plus précieux pour les mégapolitains du monde entier : le temps de ne rien faire. Ce temps-là, celui des aristocrates qui pouvaient naguère penser leur existence dans le flux paisible de la pierre et des rentes, je ne l’ai pas connu. Pas plus que je n’ai connu les fastes de la prospérité des bourgeois de Paris d’avant la Grande guerre. Ce que je connais en revanche, c’est l’histoire des artistes ayant révolutionné l’art mondial voilà un siècle et demi, celle de la forêt du Vexin, de Giverny et du lit de la Seine ; la Normandie des romans, celle de Marcel Proust qui, retiré de la vie mondaine à l’écart de la capitale, rédigea son grand-œuvre après avoir décidé qu’il avait assez vécu et qu’il ne lui restait plus qu’à écrire. Celle de notre grand Poète surtout, du démiurge incomparable du XIXème siècle qui seul fut capable de ressusciter Dante avec son souffle divin.
S’exiler de Paris est une action d’arrachement, mais la perspective dorée qui s’ouvre devant soi les soirs d’été sur cette route de Normandie fait pénétrer dans le cœur la suprématie du Réel sain et fécond, effaçant derrière soi les réalités urbaines abâtardies, stériles comme le bitume. Sensation oubliée depuis des lustres, je sentis sous la verrière de la gare Saint-Lazare le désir du voyage qui me surprit par son incongruité, ma destination n’étant qu’à une petite heure de la capitale. Inexplicablement avais-je senti que mon bref séjour dans la demeure de mon hôte allait valoir, pour une fois, vraiment le détour. Je m’installai dans le train et m’étonnai d’écouter les conversations alentour plutôt que d’utiliser le temps du trajet pour plancher sur un quelconque ouvrage. Autour de moi, des étudiants en école de commerce discutaient savamment d’aménagement du territoire. Leur débat glissa sur les politiques culturelles françaises. Ils finirent par parler d’art. Ils n’y connaissaient pas grand-chose avec la naïveté de leur âge, mais une étudiante plutôt taiseuse eut le mot de la fin : “L’art contemporain a déconstruit le beau. Il a produit du laid. Mais si on déconstruit maintenant le laid, est-ce que ça redonnera du beau ? Et si oui, est-ce que ce sera le même beau qu’avant, ou un beau nouveau ?” Il fut temps pour moi de descendre du train et de les laisser poursuivre leur conversation en direction de leurs colocations rouennaises. Je souhaite à cette étudiante que je ne connais pas tout le succès qu’elle mérite.
Devant la gare de Vernon, derrière le petit train blanc destiné aux visites touristiques de Giverny et de ses environs, passa me prendre Mitro en voiture. Une vingtaine de minutes de route de campagne bordée d’arbres nous mena chez lui, dans une demeure sise au milieu d’une campagne respirant le sentiment de sécurité qu’évoque l’atemporel.
Sa maison me surprend alors par son aspect contemporain : mon hôte en a dessiné lui-même les plans et semble avoir veillé à chaque détail architectural et pratique. Et pour cause, je n’allais pas tarder à découvrir la fonction première de cette maison aux lignes et aux volumes impeccables.
A l’intérieur, rien n’est laissé au hasard. Tout y démontre le souci du détail, depuis l’ergonomie de la vie quotidienne jusqu’à l’esthétique d’une décoration étonnement équilibrée dans ses partis-pris : ni vide ni pleine, la maison semble fondamentalement pensée pour accueillir et épanouir l’humain, pas juste son propriétaire ou un quelconque invité idéal et fantasmé dans les magazines de décoration, mais vraiment pour l’humain dans sa dimension universelle, indéterminée et ouverte. Le maître de maison lui-même, élégant sans être précieux, sobre sans être aseptisé, dégage l’impression du sens de la mesure et de la juste place des choses. Le bon élément au bon endroit, le choix qui exclut le superflu pour sélectionner l’essentiel…
autant de qualités revendiquées par tant d’artistes rencontrés au cours de mes travaux, mais dont j’aurai trop rarement constaté le déploiement en un si bref coup d’œil. Mais il est temps d’observer l’artiste à l’œuvre.
Ce maître de maison affable semble pouvoir tolérer bien des visites et dérangements sans se montrer jamais impatient. Ce n’est cependant pas le cas de la pulsion de travail que je sens déjà bouillir en lui. Je sais qu’il n’en dira rien, mais son temps lui est précieux car il appartient à la création.
Nous nous installons dans son atelier. La pièce, donnant sur le jardin, suggère l’aspect d’un cube et me fait penser à l’un de ces écrins à bijoux dont le couvercle l’emporte largement en taille sur son socle. Au sol, un carrelage blanc régulier, strictement carré, renforce le sentiment de se trouver sur une trame dont la mesure aurait été matérialisée physiquement, comme le papier calque millimétré de notre scolarité. Nous échangeons quelques instants avec son épouse et l’une de ses filles autour d’un café. Lorsqu’elles nous quittent, je les observe à travers la verrière qui nous sépare du salon. Je comprends alors la nature profonde du lieu : il s’agit d’une maison familiale. Pas au simple sens de maison prévue pour accueillir la famille, mais au sens d’espace n’existant qu’à travers la présence de ses membres. Sans eux, le lieu n’aurait non seulement plus d’âme mais surtout plus de fonction. L’agencement des pièces synthétise des liens familiaux qui lui sont préalables. L’atelier apparaît comme son prolongement direct et non comme le bunker inviolable revendiqué par tant d’artistes. L’ouverture, encore et toujours, semble être le caractère premier de Mitro, peintre et homme. Né en Roumanie en 1957, Mitro suivit des études à l’Université nationale des arts de Bucarest. Il en sortit major de promotion.
Ceci ressemble à un détail, un vieux souvenir de succès étudiant comme nous aimons tous à les conserver avec la nostalgie de la jeunesse. Mais je n’allais pas tarder à me rendre compte que le Mitro que je rencontrai aujourd’hui, installé dans sa renommée internationale,
restait le même Mitro consciencieux et méticuleux qu’il était à l’époque de son apprentissage. Il reçut un enseignement artistique total tel que les grandes écoles d’Europe de l’Est pouvaient en dispenser alors : arts graphiques au sens le plus large, peinture, sculpture, exigeantes techniques de restauration du patrimoine… Mitro fut rapidement reconnu dans son pays qu’il quitta définitivement en 1990 pour s’établir en France, point de départ de sa véritable carrière à l’international, faisant de lui en quelques années un des monuments de la Figuration contemporaine. Dans le calme irréel, blanc, de son atelier, une première question me vient, irrépressible comme la curiosité me saisit devant ses toiles : quelle est la colonne vertébrale de cette action répétée sans cesse de fabriquer du beau, de réaliser au sens matériel une idée, une vision, et ceci avant même de s’interroger sur le choix de la Peinture en tant que telle : d’un point de vue fondamental, débarrassé de toutes les contingences de l’existence, pourquoi créer ?
A cette question, le peintre qui n’a prononcé que peu de mots depuis mon arrivée, commence à s’animer avec le rythme tranquille d’un professeur pesant ses mots avec bienveillance pour ses élèves.