Saïd Tahsin
1904-1985
Il est des rencontres artistiques que l’on regrette de ne pas avoir faites plus tôt. Initialement abordé par le prisme de l’historien, Saïd Tahsin (1904-1985) surprend aujourd’hui les chercheurs par son contexte certes, mais aussi par l’étonnante diversité stylistique de son œuvre peint. Le cours de sa vie, reconstitué par la compilation de ses mémoires et un travail de recoupement ardu mené par l’économiste et historien Samir Aïta, pourrait faire en soi l’objet d’un commentaire tant il pousse à redéfinir l’idée que l’on se fait de la production artistique levantine du siècle dernier. Syrien d’origine, Saïd Tahsin parcours le monde arabe durant tout le XXe siècle central, nous laissant entrevoir un œkoumène intellectuel foisonnant mêlant sphères artistiques, littéraires, mystiques et politiques. Si cet environnement est bien connu des spécialistes de la période, il convient de relever que la vie de l’artiste ne se prête pas aux grilles de lecture habituelles et, à vrai dire, semble quasi-impossible à résumer.

D’autant plus que d’importantes zones d’ombre jalonnent son parcours, induisant leur lot d’inconnues et de paradoxes. Pur autodidacte, il s’illustre comme l’un des meilleurs techniciens, au sens classique, de son époque. Damascène de naissance et de cœur, c’est à Bagdad qu’il forge sa forte conscience esthético-politique, et au Caire qu’il passe l’essentiel des vingt dernières années de sa vie, menant sa production à sa maturité finale. Il y a dans l’œuvre de cet artiste une sorte de présence-absence, une gravité qui est celle de l’insaisissable. Tout au long de sa vie, il s’attache à peindre une immense variété de thèmes et prend soin de réinventer son style à chacun de ses sujets. On ne peut pas vraiment parler à son égard d’évolution linéaire ainsi que les historiens de l’art en ont l’habitude mais plutôt, de façon assez désarçonnante, de transformation permanente, son aisance technique lui permettant de s’approprier n’importe quel univers visuel avant de le restituer au service d’un propos personnel. On ressent chez lui quelque chose de l’ordre de la pulsion totalisante, un esprit en perpétuel mouvement qui ignore les contraintes, se joue des limites et des cadres, embrasse l’expression picturale dans son essence avant de l’aborder dans sa forme. Il n’adapte pas, il décline, conjugue, façonne à sa guise un matériau qui n’est pas seulement malléable, mais qui est essentiellement malléabilité. Cela tranche avec la définition européenne du style au XXe siècle, mais cela tranche aussi avec l’image traditionnelle de la production artistique moyen-orientale que l’on s’imagine un peu trop vite restreinte, monolithique dans son contexte politico-religieux. En se faisant tour à tour réaliste, naturaliste, impressionniste, pointilliste même, symboliste et surréaliste, fantastique et onirique, peintre de bataille, portraitiste sensible et conteur épique, paysagiste grandiose et metteur en scène intimiste, Saïd Tahsin ne cesse jamais d’être lui-même et l’on ressent sa marque en chacune de ses toiles

La Rue Souk Saroujah à Damas, huile sur toile, 50/40, années 1940, collection familiale.
D’où ce sentiment d’étrange présence, planant tout autour de ses œuvres, renforcé par l’impossibilité d’en définir la nature exacte : on perçoit partout l’ombre de la main du créateur, jamais la main elle-même. Dans un mouvement créatif qui semble ininterrompu, jamais au repos, l’artiste dont on devine çà et là les préoccupations, les envies et les aspirations, a toujours un coup d’avance sur l’observateur. Croit-on venir frapper à sa porte ? Il a déjà déménagé. Plonger dans les décennies de production qui furent les siennes est aussi fascinant que frustrant, en cela que l’on sent bien qu’à tout moment quelque chose de fondamental à son sujet nous échappe. Au-delà des considérations d’ordre politique et idéologique en vogue dans le monde arabe de cette période, et au-delà même des allées et venues que l’on devine dans la pensée du peintre, c’est enfin et surtout un portrait kaléidoscopique de l’islam que l’artiste a composé au fil des années. La pensée musulmane est chez lui multiple, protéiforme, englobante de tout ce qui fait le terreau philosophique et mystique de cette civilisation. En particulier, il faut relever son amour inspiré pour la poésie d’Al-Maarri, mastodonte littéraire du moyen-âge arabe dont la spiritualité cynique n’a rien perdu de sa force après dix siècles. Précisons que son œuvre majeure est accessible aux francophones grâce à un extraordinaire travail de traduction et de présentation par Hoa Hoï Vuong et Patrick Mégarbané, sous le titre Les Impératifs : Poèmes de l’ascèse, paru en 2009 aux éditions Sindbad chez Actes Sud. L’œuvre peint de Saïd Tahsin ressemble surtout, pour qui cherche à voir par-delà les images, à une multitude de portes laissées entrouvertes sur un univers mental passionnant, celui d’une époque, d’une culture, d’une religion philosophique avant d’être politique, d’un mystère surtout, indicible vérité d’un homme qui à travers la peinture, sans relâche et à sa façon, aura dit ce qu’il estimait devoir être dit.
Thibaud Josset
Al Ma’arri, le Socrate du monde arabe, huile sur toile, 105/104, 1944, Musée National de Damas.

SAID TAHSIN
(1904-1985).
L’ESPRIT DES COULEURS DE DAMAS.
Livre d’Art présentant environ 200 tableaux de Said Tahsin (anglais et arabe),
issus de recherches menées dans des musées (Damas, Qatar, Sharjah),
des galeries d’art, ainsi que des collections familiales et privées.
Livre des Mémoires de Said Tahsin (arabe), qui retrace ses impressions historiques
et politiques dès la Première Guerre Mondiale, ses souvenirs de voyage, sa pensée philosophique
et ses projets de tableaux.
Ouvrages à paraître, en pré-commande sur : www.saidtahsin.com
