L’échelle du goût : anatomie d’une incompréhension.
par Thibaud Josset
Combien d’entre nous se sont déjà disputés à propos d’une oeuvre d’art?
Le différend qui oppose celui qui « aime » une oeuvre à celui qui « ne l’aime pas » est une chose bien connue et pas très originale. Les goûts et les couleurs, comme on dit… Mais il existe un type de débat plus problématique, souvent à l’insu même de ses protagonistes qui n’ont pas conscience de la nature exacte de leur différend. C’est l’opposition entre celui qui a une échelle de goût, qui la connaît et qui y tient, à celui qui n’en a pas. Ou plutôt que de ne pas en avoir, qui estime inutile et sans fondement d’en avoir une. Passion contre désinvolture, connaissance contre amateurisme, implication corps et âme contre détachement : c’est l’impression que chacun peut se faire de prime abord de ce dialogue de sourds. Pourtant, il arrive que l’opposition soit plus profonde, plus philosophique et qu’elle touche en réalité à un présupposé essentiel qui n’est pour ainsi dire jamais posé clairement sur la table..
Ce présupposé, c’est la valeur intrinsèque que l’on attache à l’idée de création. Pour le premier, celui qui cherche à évaluer le degré de génie ou de nullité d’une oeuvre et de convaincre l’autre de sa position sur une échelle du goût, la valeur de l’Art est dépendante de sa finalité : une oeuvre n’est pas bonne en soi, elle est bonne parce qu’elle vient se placer quelque part sur une échelle hiérarchique qui descend de l’empire céleste des chefs-d’oeuvre pour finir tout en bas dans le royaume des croûtes, des navets et des purges. Si sa manière de vouloir convaincre à tout prix peut rapidement devenir agaçante, c’est que pour lui qui cherche en permanence à classer les créations humaines, l’univers tout entier gravite autour de ses oeuvres favorites et, s’il peut sembler virulent dans l’expression de ses idées, généralement perçues comme arrogantes, c’est qu’il a le sentiment que se joue l’intégrité du cosmos dans l’appréciation de la qualité d’une oeuvre. C’est grâce à ce genre de caractère que les univers étendus et les communautés de fans existent. Sa vie tient au fait que l’esprit humain est capable de produire ce qu’il y a de meilleur et à chaque fois que du mauvais voit le jour, c’est quelque part un morceau de la beauté du monde qui est abîmée. Le fait que quelqu’un ne partage pas l’importance de cette échelle du goût est pour lui une catastrophe. Mais pour son interlocuteur qui semble plus éloigné de ce genre de préoccupations, la question est tout autre. Ce n’est pas qu’il ne partage pas cette échelle, c’est qu’il n’en voit simplement pas l’intérêt. A ses yeux, et nous parlons bien là d’un amateur d’art à part entière, l’Art possède une valeur intrinsèque et immanquable. La création pour lui est une valeur en soi, indépendamment du résultat qui en découle.
Mais pour son interlocuteur qui semble plus éloigné de ce genre de préoccupations, la question est tout autre. Ce n’est pas qu’il ne partage pas cette échelle, c’est qu’il n’en voit simplement pas l’intérêt. A ses yeux, et nous parlons bien là d’un amateur d’art à part entière, l’Art possède une valeur intrinsèque et immanquable. La création pour lui est une valeur en soi, indépendamment du résultat qui en découle. L’être humain se réalise par sa capacité à mettre au monde de l’art, et cela doit être loué, désiré et soutenu en tant que tel. Ce n’est pas tant qu’il n’ait pas d’échelle du goût, mais plutôt que son échelle à lui se résume à deux échelons : il y a ce qui est de l’art, et il y a ce qui n’en est pas. Vouloir hiérarchiser les créations humaines n’a pour lui pas vraiment de sens, dans la mesure où son goût personnel n’est rien de plus que son goût personnel, et où sa principale joie provient du fait qu’il sait qu’au milieu du foisonnement des idées concrétisées dans l’art, se trouve une expression irréductible de la nature humaine, et pourquoi pas de sa grandeur. Alors la prochaine fois que vous amorcerez une discussion houleuse au sujet d’une œuvre d’art ou de divertissement, posez-vous bien la question de savoir si vous et votre interlocuteur partagez effectivement la même idée de la valeur créative. Est-ce l’Art qui est bon, ou bien l’œuvre ? Si vous n’avez pas la même réponse à cette question, ne vous fatiguez pas plus. Si en revanche il s’avère que vous tombez justes tous les deux, alors n’hésitez pas et donnez tout pour convaincre que la seule échelle qui compte, c’est la vôtre.
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