Editorial #213
par Thibaud Josset
« Se donner l’air » est une stratégie d’existence vieille comme le monde. Dans le domaine des arts tel que nous le vivons aujourd’hui, sans doute est-elle aussi vieille que la notion contemporaine de l’artiste, qui trouve ses racines quelque part au XVIIIe siècle. Puis à mesure que les codes socio-vestimentaires, qui avaient permis pendant des siècles de lire l’individu, ont été décorrélés de la fonction réelle de la personne occidentale, la question de l’apparence de l’artiste est progressivement devenue centrale dans l’imaginaire collectif, parfois problématique. On se souvient de l’extrême tension que Thomas Mann plaçait entre son apparence de bourgeois austère et sa nature de poète, socialement incompatibles. Jusqu’à ce que pour la première fois, dans le système de l’enseignement supérieur britannique des années 1960, l’apprentissage de l’art commence à se préoccuper de « l’art de vendre », rapidement complété par un « art de se vendre ». Au siècle de Dali, de Picasso et de Pollock, les beaux-arts venaient d’entrer dans le star-system. Aujourd’hui, la communication professionnelle des artistes plasticiens implique presque toujours la mise en scène de soi, comme dans la plupart des autres secteurs d’activité impliquant un rapport direct, intime entre un créateur de contenu et le public. Ici, ce n’est plus simplement une question d’apparence, d’habillement, de look, mais d’une manière d’être et d’agir, une façon de bouger, de manier le pinceau, les matériaux, et de poser dans un faux naturel devant des ébauches et des travaux en cours. La modernité technologique a cet effet si étrange sur notre système de représentations que nous devrions en être abasourdis en prenant un peu de recul : en brisant les ultimes barrières qui séparaient l’artiste du public et du marché, – du moins en théorie –, ce sont des codes quasi-ésotériques que les créateurs se sont vus forcés d’adopter pour être reconnus comme tels. À la façon de prêtres païens et de vestales exécutant des séries de gestes destinés à invoquer une puissance supérieure, ici celle de l’art, entité qu’on serait bien en peine de définir, ils reproduisent mécaniquement l’apparence de la création pour que celle-ci ait une chance de traverser le grand filtre des réseaux. À travers nos écrans, l’art est devenu une chose tangible, préalable à l’action humaine, qui existerait en soi et attendrait qu’un intercesseur lui permette de s’incarner l’espace d’un instant sur terre et d’y laisser une oeuvre marquée du sceau de sa présence, comme une hostie consacrée. D’un point de vue général, la communication par les média dits sociaux tend à essentialiser les activités et les savoir-faire humains, que le format-capsule oblige à condenser à l’extrême, jusqu’à n’en conserver qu’un aspect très superficiel, celui d’une forme finale vidée de sa substance mais reproduite à l’identique, encore et encore, pour son impact immédiat sur les sens. Cela rappelle les réalisations parfois impressionnantes que les populations des îles du Pacifique érigèrent naguère dans le cadre du « culte du cargo », ces émouvants témoignages de ce que la volonté humaine peut tenter de bâtir pour espérer face à l’incompréhensible. Mais bien loin de donner accès à la réalité des choses, la reproduction des formes sans en connaître le fond, les causes et les principes, n’a jamais permis à personne de s’élever ni vers la connaissance, ni vers l’accomplissement.