Editorial #216
Transmettre l’intransmissible
par Thibaud Josset
De quoi parle-t-on vraiment lorsque l’on parle d’art ? Que décrit-on lorsque l’on détaille une œuvre ? Une réalité physique, un objet constitué de matière ? Ou un phénomène abstrait, une idée, un savoir-faire, un talent, une culture, un système de représentations, des symboles concrétisés par une main usant d’outils ? Un regard, celui de l’artiste, celui du spectateur ? Et quel spectateur : un spectateur éthéré, idéal ? Une extrapolation du regardant ? Il semble que ce soit souvent cela : discourir sur l’art consiste généralement en un discours sur soi qui n’est pas l’artiste, sur soi qui n’est ni l’œuvre, ni l’art. Pourtant, c’est dans soi, qui se trouve irrémédiablement à l’extérieur de la création, que celle-ci trouve son interlocuteur intime. Les propos sincères, passionnés, assumant un point de vue spécifique à l’individu, touchent davantage à la vérité que les analyses plus impersonnelles, tendant vers un universalisme raisonnable. Il s’agit là d’un présupposé essentiel à toute entreprise d’exégèse artistique. Peu importe le degré de rigueur intellectuelle, de connaissance que l’on souhaite mettre au service d’une pensée de spectateur, il est un point que rien ne peut jamais déboulonner du cerveau qui l’a vu naître : l’émotion pure, injustifiable, que « celui qui a vu » cherche à partager. Toute personne ayant un jour ressenti quelque chose devant une œuvre d’art est lui-même l’historien de sa propre aventure et, lorsque celle-ci est sincère, elle peut avec les bons mots se muer en un récit qui est aussi celui de l’humanité. En ces temps de passions exacerbées où l’on regarde avec désarroi la raison scientifique s’abîmer en même temps qu’un rapport sain au réel, il peut sembler dangereux de prendre la défense du ressenti individuel pour en faire le cœur d’un édifice intellectuel. Surtout en ces pages qui depuis leur origine ont cru bon de soutenir qu’une pensée créative devrait toujours s’appuyer sur l’amour et la connaissance des réalités tangibles, car ce sont elles qui offrent à l’humain la matière de ses réalisations. Mais les profondes interrogations qui traversent notre société, ses modes d’éducation et de transmission des savoirs, devraient nous mener à réfléchir à ce que l’émotion peut avoir de noble lorsque se tenant debout, fière et entière au service d’une œuvre, elle marie sans heurts sa subjectivité à celles des autres, lorsqu’elle unit et n’oppose pas. En transmettant un rapport rationnel à la création, on se donne une chance que l’art puisse être pensé correctement, « comme il faut », et que ne se perdent pas certaines connaissances à travers le temps. Mais en transmettant une passion pour une œuvre assumée dans sa déraison, on se donne une chance qu’elle soit vraiment comprise à travers les générations, non pas comme un objet fini mais comme une entité vivante. En contemplant un vitrail du XIIIe siècle, y voyons-nous la même chose que ceux qui nous ont précédé ? Certainement pas. Cela aussi fait partie de l’histoire des arts, une histoire qu’il appartient à chacun de construire. C’est en cherchant à partager son ressenti propre que le spectateur fait vivre l’art. Si ce ressenti peut en plus être étayé, cadré, solidifié par le savoir, c’est bien. Mais il ne faut pas négliger le fait que d’une certaine façon, l’objet premier de ce savoir se trouve hors du savoir et que cette chose que l’on veut penser avec raison a ses racines hors de la raison. C’est cela qu’il faut impérativement chercher à transmettre, même si cette chose semble par nature intransmissible. Pour cela, de la même manière que le privilège de l’artiste est de pouvoir demeurer à l’écart du monde dans son atelier pour le temps de la création, il existe un privilège du spectateur qui doit pouvoir faire confiance à ses sentiments, en son for intérieur, car c’est le seul endroit où l’art, cette notion si abstraite, existe vraiment, y compris dans les plus absurdes décalages, dans les plus délicieux contresens.