Univers des Arts

Editorial #218

Photographie et contemporanéité

par Thibaud Josset

Carlos Sablon
Il existe des présupposés que l’on répète souvent sans prise de recul. Parmi ces présupposés se trouve l’idée selon laquelle la contemporanéité dans les beaux-arts serait apparue en raison d’évolutions techniques notables, comme le développement de la photographie au XIXe siècle. Cette vision de l’histoire des arts récente est confortable, car elle ancre la création dans une histoire sociale et économique, et il est vrai qu’elle présente le mérite d’insister sur l’aspect utilitaire que revêtaient les beaux-arts dans l’Europe des princes, des aristocrates, des hauts bourgeois… pour autant, cette idée selon laquelle il y aurait eu une césure radicale au moment où les techniques modernes de captation du réel sont arrivées à maturité, nourrit une vision tronquée de la façon dont la création artistique a vraiment muté au cours des deux ou trois derniers siècles. L’erreur qui risque d’en découler consiste en une approche segmentée de l’histoire des arts, qui comme celle des idées, des mentalités ou des sciences, ne peut être comprise que dans sa continuité : considérer des états successifs de la création artistique, décorrélés les uns des autres, est pratique, mais seulement sur le plan schématique. Plus grave, cette vision diachronique des choses mène à manquer la nature essentielle de la création, en particulier en matière de peinture et de sculpture, en inventant une barrière qui n’a pas lieu d’être entre figuration et abstraction. La photographie aurait libéré les beaux-arts traditionnels de la contrainte du réel, en les délestant de leur mission de représentation, prise de liberté qui aurait mené vers l’avènement des abstractions. S’il est vrai que l’Europe a connu quelques mouvements artistiques centrés sur la transcription des réalités de leur époque, ces mouvements sont en fait marginaux. Le naturalisme social de la seconde moitié du XIXe siècle, par exemple, n’est en rien représentatif de la totalité de la production artistique d’alors, qui développait déjà depuis un moment des méthodes alternatives pour inventer des images. Une façon de renverser la perspective sur ce sujet serait plutôt : à quel moment de leur histoire la peinture et la sculpture ont-elles vraiment eu pour objectif de raconter le réel ? Et encore plus essentiel : quel lien existe-t-il entre la figuration, même dans ses aspects les plus classiques, et la réalité qui lui est préalable ? En posant le problème ainsi, on se rend vite compte que d’une certaine manière et au risque de pousser le sophisme un peu loin, la peinture et la sculpture ont toujours été, à quelques exceptions près, des abstractions. L’image en Occident est par essence distanciée du réel ; le fait qu’elle s’appuie dessus ne l’en rend pas structurellement dépendante. Qu’y a-t-il de réel chez de Vinci ou Michel-Ange ? La figure, au sens d’élément transposé de la réalité qui entoure l’artiste, n’est jamais qu’une construction formelle dont la destination n’est que rarement documentaire. Cette destination serait d’ailleurs antinomique de l’idée que l’on se fait des beaux-arts ; antinomie qui est bien antérieure à l’invention de la photographie. Le véritable impact de celle-ci est en revanche très lourd en matière socio-économique pour des artistes ayant eu l’habitude d’évoluer dans un écosystème fondé sur la commande utile, celle des portraits surtout. Mais les grandes évolutions contemporaines des beaux-arts avaient déjà été amorcées auparavant, dès lors que l’idée de “l’artiste-auteur”, individu dont la fonction est de faire advenir une invention esthétique, et non une reproduction, voit le jour au XVIIIe siècle. C’est cette naissance de l’artiste au sens où nous le comprenons encore aujourd’hui, affranchi des règles imposées par la réalité, qui est l’élément fondateur de la contemporanéité en arts, naissance qui s’inscrit dans le temps long de l’histoire européenne et dans laquelle les évolutions techniques ne jouent qu’un rôle très secondaire. Voilà pourquoi il est important de penser la création contemporaine comme un phénomène unique composé par l’ensemble de ses ramifications figuratives et abstraites, dans toute leur variété. Et au passage, de cesser de diffamer cette innocente photographie.