Univers des Arts

Un monde changeant

par Thibaud Josset

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C’est une évidence, chaque époque croit jouir du paroxysme de l’angoisse, les malheurs et les dangers du temps présent semblant toujours supérieurs, par nature, à ceux d’autrefois. C’est un mécanisme habituel : pour la société, les angoisses du jour, dans leur urgence, forment l’étalon de celles d’hier, résolues, non l’inverse. Prisonniers de l’état de nos connaissances, de femmes et d’hommes vivant notre temps comme des coureurs de fond vivent la piste, nous sommes enclins à chercher ce qui pourrait faire la spécificité de notre époque, et par conséquent de nos vies, sans avoir le recul nécessaire à cette réflexion. Des mouvements qui nous paraissent majeurs finiront noyés par le flux des grands événements, et d’apparents épiphénomènes s’avéreront plus tard avoir porté en eux les courants profonds animant notre civilisation. Il y a cependant une chose qu’il semblerait judicieux de garder en tête à l’heure actuelle : nous vivons dans un monde dont les mutations visibles se réalisent à travers la survenue d’événements depuis longtemps annoncés, redoutés mais jamais vraiment pris au sérieux jusqu’à leur éclosion au grand jour. D’une certaine manière, on pourrait dire que si le second XXe siècle a largement été marqué par la peur de cataclysmes vécus comme imminents et inéluctables, et qui auront fini par ne jamais advenir, le premier XXIe siècle en apparaît comme un miroir inversé : des catastrophes jugées lointaines, dont les conséquences ont été sans cesse repoussées en esprit à un temps futur hypothétique, – donc potentiellement évitable –, finissent par devenir réelles, ainsi que s’accomplissent les prophéties auxquelles personne n’a voulu croire. Ceci est une stricte définition de la peur de la fin du monde : ce qui fait l’horreur absolue de la peine eschatologique est qu’elle advient comme en un cauchemar, non seulement comme une fin inéluctable en soi, mais avant tout parce qu’on n’y a pas cru. Il n’est pas anodin que les débats publics soient aujourd’hui polarisés par des croyances élaborées à égalité avec des faits : puisque des cauchemars peuvent se réaliser, cela signifie que le Rêve contient une force pouvant primer sur le réel. Pour cette raison, il semblerait intéressant de se replonger en une période de l’histoire à bien des égards semblable à la nôtre : le dernier siècle du Moyen-âge. Dans son célèbre ouvrage de 1919, L’Automne du Moyen-âge, l’historien Johan Huizinga dresse un portrait fascinant de la fin de la période médiévale en laquelle il identifie nombre d’éléments particulièrement stimulants pour la pensée de ce que l’on pourrait nommer, quoi que de manière ambiguë, un déclin. Surtout, les thèmes, les formes et les évolutions de l’art de cette époque précédant la Renaissance trouvent un écho inattendu dans la nôtre. Une sentence de Jorge Luis Borges traitant de poésie pourrait en synthétiser l’essence, fort utile à la création d’aujourd’hui : « Le temps qui ruine les palais, enrichit les vers. »