L’art est une présence
par Thibaud Josset
En écoutant les grands débats qui animent aujourd’hui les milieux dits culturels, on se fait vite prendre au jeu de la polémique et des oppositions radicales. L’enjeu posé par ce que les médias nomment wokisme ou cancel culture, au-delà des immédiates réactions de l’intellect ou du coeur que ceux-ci peuvent susciter chez leurs adhérents ou détracteurs, demanderait pourtant à être réfléchi froidement. On peut s’amuser à imaginer les historiens qui se pencheront un jour sur notre cas, décortiquer les transformations apportées maintenant aux oeuvres classiques, changements de mots, de noms, d’expressions, de formes, ainsi que les philologues analysent les variations de traduction de poèmes antiques à telle ou telle période de l’Histoire. Et il y a fort à parier que ce qui en sortira ne sera pas l’isolement d’un phénomène particulier mais au contraire le dégagement d’une généralité définissant notre époque.
Car le grand conflit qui en découle, entre un certain progressisme radical d’un côté et un conservatisme dur de l’autre, masque peut-être une caractéristique plus profonde du rapport qu’entretient notre société avec l’Histoire et à laquelle nulle partie n’échappe. Avec un peu de recul, un dénominateur commun à ces deux grandes postures saute aux yeux : dans les deux cas, le passé, ses événements, ses phénomènes et ses créations sont le centre absolu de l’attention. Le présent ne semble lu qu’à la lumière du passé et qu’on le chérisse ou qu’on le haïsse, qu’on cherche à le préserver ou à le balayer, il ne semble pas y avoir d’échappatoire à sa prééminence sur nos vies.
La notion de déconstruction elle-même, largement employée à l’égard des structures anciennes, devrait interpeller par sa nature ayant trait au tangible, au matériellement palpable. Tout se passe comme si l’Histoire était devenue une matière au sens propre, un objet physique doté d’une forme finie et occupant un espace .Créer du nouveau imposerait de libérer cet espace, de le faire sien avant d’envisager quoi que ce soit d’autre. Alors même que par définition, le temps étant une denrée infinie, cet espace n’existe pas et ne devrait pas être perçu comme limité. Plus encore, parler de déconstruction comme s’il s’agissait d’un bâtiment à réhabiliter, non à détruire intégralement, suggère bizarrement qu’il ne serait pas vraiment envisageable de procéder à une authentique table rase.
En fait, nos sociétés semblent prisonnières d’une temporalité qui leur échappe, comme si le présent, par principe coeur de l’existence, était devenu un simple effet secondaire du passé. Déconstruire l’Histoire : cela suppose que nous ayons développé sans nous en rendre compte une vision spatiale du Temps et que nous en soyons arrivés à saturation.
Les projections dans le futur ne semblent plus mener bien loin et tout se passe dans la mentalité de notre époque comme si nous étions arrivés au bout de l’Histoire, au bout du chemin et qu’il n’y avait plus de place pour nous au-delà. Pour ce qui nous intéresse en ces pages, la création artistique oscille par essence, naturellement pourrait-on dire, entre attachement au passé et rêve de dépassement vers l’avenir. Les débats sur l’art contemporain tournent beaucoup autour de cette mise en tension issue de l’histoire de l’art telle que nous avons appris à l’étudier. Mais la vraie question que nous devrions nous poser est la suivante : sommes-nous en mesure de créer une oeuvre du présent ? cela ne veut pas dire une oeuvre conjoncturelle, suivant la mode et les tendances, l’air du temps, mais une oeuvre véritablement présente, au sens imagé comme au sens propre, qui ne soit ni préoccupée par ce qui fut ni par ce qui adviendra ? Et plus généralement, ne serait-ce pas justement la nature profonde de l’Art que de générer une présence, c’est à dire de conférer au présent une forme qui lui permette de se suffire à lui-même ? L’acte de créer ne porte-t-il pas en soi cette proclamation : dans le flux du Temps qui nous emporte, le présent n’est-il pas la seule chose qui compte ?
Thibaud Josset