Univers des Arts

Editorial #212

par Thibaud Josset

Albert Avetissian bonheur

Du secondaire on se souvient de la tirade que Balzac met dans la bouche du vieux marchand présentant à Raphaël de Valentin la peau de chagrin. « Vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit » doit être l’une des sentences de la littérature française les plus recopiées dans les salles de classe. La tirade du vieillard s’étire dans le style balzacien naissant et dans le flot ininterrompu, vivant des paroles se glisse un éloge de la connaissance que ne reniera pas Séraphîta. Après avoir donné une description aussi lacunaire que marquante de sa vie, le vieux marchand conclut : « Enfin j’ai tout obtenu parce que j’ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir n’est-ce pas savoir ? »

Dans ce moment Balzac nous dit plus que la bataille que se livre la nature humaine entre quête de pouvoir et quête de savoir, entre action et contemplation, aspiration matérielle et spirituelle, mais plante une graine dans l’esprit : seul un regard porté comme une fin en soi sur le monde permet de vivre pleinement. Toute autre finalité se révèle être un parasite de l’âme, qui l’abaisse et la rend vulnérable aux éléments périssables. L’immortalité de l’esprit se joue ici, dans une galerie d’antiquités dont les artéfacts accumulés sont au service de l’admiration du Beau, non de sa possession. Et voilà résumée l’une des tensions les plus fondatrices du rapport à l’art et à la création : jouir sans filtre de la vision de la beauté ou bien jouir de la vision de soi en train de jouir de la beauté. S’oublier au contact de l’éternité ou se fourvoyer dans l’idée que l’on puisse s’en emparer.

Deux catégories de personnes existent bel et bien : celles qui veulent avoir et celles qui veulent voir. Prison mortelle du narcissisme contre libération vivifiante de soi. C’est pour défendre la seconde catégorie de personnes que fut fondé l’Univers des arts il y a près de trente ans, contre les injonctions dominant les sphères culturelles françaises d’alors. A la mise en scène de soi imposée par le triomphe du concept créatif, une poignée de critiques et d’éditeurs préférèrent l’œuvre belle, entière, se tenant seule devant le spectateur pour lui dire tout son secret pendant que l’artiste, lui, est déjà retourné au silence de son atelier. L’amour de la création vraie, en somme, et du mystère qu’indique la main de l’artiste à l’œil du public.

Co-fondateur de ce titre de presse si particulier dans le paysage des publications artistiques en France, Patrice de La Perrière a quitté le monde terrestre à deux semaines de son soixante-dix-neuvième anniversaire. De sa personnalité découle l’essence de l’Univers des arts, son ton et sa haute idée de la valeur des réalisations humaines. Ainsi que le vieux marchand d’antiquités de la Peau de chagrin, il a vécu en poursuivant une quête dont la fin se trouve derrière le voile des réalités sensibles, et à laquelle il croyait que l’Art, dans sa dimension la plus sacrée comme la plus commune, pouvait donner accès. Son amour pour les objets d’exception comme pour ceux du quotidien, pour l’artisanat comme pour les Beaux-arts, de toutes époques et de toutes civilisations, le poussait à rassembler tout ce qui pouvait témoigner de l’intelligence humaine lorsque celle-ci, tournée vers les hauteurs de l’esprit, parvient à nouer des liens entre les êtres que n’abîment ni l’espace ni le temps.

Le rapport qu’un tel caractère entretenait avec le monde tangible est pour le moins contre-intuitif : paisiblement matérialiste parce que spirituellement interrogé, spirituellement serein parce qu’humainement inquiet. Il appuyait sa pensée sur les témoignages produits au fil des âges par le désir de vie, à la fois si vain et si noble, qui pousse l’humain à laisser après lui des traces durables de son existence éphémère. Son rapport à l’art et à son exégèse était le même que celui du prêtre célébrant la messe, invitant le plus grand nombre à progresser par degré dans la compréhension du grand mystère au-delà du mystère, dans l’amour de ce qui est l’homme et de ce qui n’est pas lui, de ce qui lui est préalable mais jamais indifférent, de ce qu’il aime avec espérance et qui sans rien en attendre l’aime plus encore. Quelque part ici se trouve la définition de l’art qui l’anima durant toute sa vie, mise au service d’une vérité qu’il croyait manifestée sans cesse depuis le commencement des temps humains, seule disponible au bon regard. Omniprésente et universellement offerte, parcourant librement la surface du globe, elle se donne à qui la sait plus grande que l’homme ; homme sans qui pourtant elle ne serait rien sur terre.

Patrice de La Perrière croyait dans ce cheminement millénaire qui ne peut avoir de fin du vivant de l’être et qui consiste à rechercher la “bonne vue” octroyée à Dante par sa Béatrice, et à croire possible la transfiguration finale de Séraphîtus-Séraphîta. Il appartient à chacun d’arpenter ce chemin. Sur cette piste qui semble parfois ardue, nulle empreinte de pas ne s’efface jamais.