Univers des Arts

Editorial #214

par Thibaud Josset

Station 1 : Jésus est condamné, H/T, 80 x 80 cm

Il est fort dommage que l’histoire contemporaine des Beaux-arts soit aujourd’hui réduite dans l’imaginaire collectif français à une série d’aventures individuelles exemptes d’enjeux sociaux. La figure de l’artiste, si elle véhicule légitimement une certaine idée de liberté, d’affranchissement des contraintes communes, n’en est pas moins un type social particulièrement vulnérable aux conditions matérielles de la vie. L’engagement social de l’artiste lorsqu’il est évoqué dans l’imagerie européenne, se résume généralement à la prise de position morale, sociétale, au combat idéologique plus que politique. Les 45 000 professionnels des arts graphiques et plastiques recensés en France, – chiffre qui ne tient pas compte de la photographie qui le fait monter à 70 000 actifs ayant la création visuelle pour principale activité –, forment pourtant un corps sectoriel au poids économique non-négligeable. Le fait que ces professionnels soient invisibilisés dans le débat public découle de l’absence d’un réel statut spécifique et protecteur qui leur serait dévolu. La majorité de ces professionnels apparaissent administrativement comme auto-entrepreneurs et parfois comme gérants de très petites entreprises. A cela s’ajoute le flou qui subsiste quant à la position ambiguë des quelques 120 000 professionnels des arts visuels dont l’activité principale n’est pas à proprement parler la création artistique mais dont une proportion, difficile à quantifier, poursuit une activité créative hybride. Laissons enfin de côté la question encore plus large de la création de loisir dont l’amateurisme théorique flirte parfois avec une forme de semi-professionnalisation. Ce tableau général très incomplet rappelle que si la figure de l’artiste est protéiforme et socialement complexe à appréhender, elle n’en demeure pas moins socio-économiquement palpable, présente au sein de couches variées de la population et étrangement sous-évaluée publiquement. La question de la représentation par association, syndicat ou plus généralement par n’importe quel corps intermédiaire apte à porter une parole sociale, une défense d’intérêts concrets, se pose dès lors que l’on souhaite prendre au sérieux ses conditions de vie et de travail, les enjeux de sa situation au sein d’un écosystème économique partagé, plus présent qu’on ne le suppose et non-étanche à la précarité. En amont de cette question de la représentation, il faut s’interroger sur la façon dont le monde artistique, pourtant héritier par nature des plus grandes et prestigieuses corporations de métier de l’ancien régime, s’est progressivement dépouillé de son esprit de corps. Si la prééminence de l’individu sur le collectif dans un secteur structuré autour de trajectoires personnelles, – le domaine créatif contemporain est roi en la matière –, elle ne l’explique pas entièrement. Les artistes font partie d’un genre spécial dont le retrait à l’écart du grand débat public est à rapprocher, en France, du cas des universitaires. Comme ces derniers qui se sont majoritairement retranchés dans leurs bibliothèques d’étude, à l’abri du tumulte extérieur, les artistes ont fait le choix de leurs ateliers et renoncé à la présence médiatique collective. Dans les deux cas, leur prise de parole qui avait pu représenter une réelle autorité intellectuelle et morale auprès du grand public au cours du XXe siècle central, s’est restreinte jusqu’à quasi-disparaître. Cette évolution s’explique sans doute par de nombreux facteurs, tant subis qu’acceptés, mais une chose est sûre : les artistes de France et d’Europe ne devraient sous aucun prétexte oublier leur capacité à agir sur leur destin et sur celui de leurs contemporains. Prendre la lumière n’est pas chose vulgaire lorsqu’il s’agit d’œuvrer au bien commun. Et il est des époques où il est essentiel de savoir ajouter le corps à l’esprit.